L’école publique face à la logique marchande

mercredi 24 octobre 2007
par  sudeducationalsace
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Article publié dans la revue « L’Emancipation syndicale et pédagogique », n°5 de janvier 2007

Le stage syndical organisé par la Fédération Sud-Education à Lille les 9 et 10 novembre derniers a accueilli Nico Hirtt (1). Celui-ci a développé, dans une conférence-débat, une analyse des systèmes éducatifs européens. Des éléments dont nous nous faisons ici l’écho, et qui gagnent à être connus. (...)

Correspondant au contexte économique et aux nouvelles formes du marché du travail dans une économie mondiale et capitaliste, économie soutenue par les Etats, la philosophie actuelle de l’enseignement vise à soumettre plus étroitement l’école aux lois du marché. Si dans un premier temps et à travers certains discours il est fait allusion au fait pédagogique et à l’enseignement comme objectif premier (vœux de "rénovation", d’"adaptation aux besoins", de "modernisation" …) très vite il apparaît que le but réel est de mettre l’enseignement en phase avec l’économie et de le mettre au service de l’économie de marché capitaliste : c’est ce qu’on appelle "la marchandisation" de l’enseignement, à coups de réformes inscrites dans une perspective européenne. Dans quelle mesure cela peut-il s’expliquer ? Quelle est la corrélation avec l’Europe ?

Une politique éducative "globale" en Europe
Les évolutions observées sont, pour les premières, revendiquées et organisées par les instances de décision.

La tendance est à la dérégulation, à la décentralisation : réseaux en concurrence, abandon du rôle central de l’Etat, au profit des régions, municipalités, communautés linguistiques en Belgique.

La politique éducative est conçue "du berceau au tombeau" (life long learning). Les programmes sont formulés en termes de compétences (skills) plutôt que de savoirs.

On assiste à la multiplication des partenariats écoles/entreprises. L’entreprise est présentée comme le partenaire de choix de l’école ; ainsi, Fillon généralise la 3e de découverte professionnelle qui organise une pré-orientation des élèves, valorise le développement de l’alternance dès la quatrième... En France, le rapport Thélot de 2004 (conclusion du débat national sur l’avenir de l’école) illustre tous les choix des orientations libérales en matière d’école et de service public. Il s’agit de proposer les transformations de l’école pour l’adapter aux coordonnées libérales de la société. Si Fillon avait choisi de se démarquer du rapport Thélot, ses propositions reprenaient les principaux axes du rapport : l’enseignement primaire doit assurer la maîtrise des compétences de base, le secondaire doit assurer une série de cursus diversifiés en vue d’obtenir une force de travail différenciée et stratifiée, les établissements supérieurs doivent être mis en concurrence, les employeurs ne veulent pas d’une éducation commune de haut niveau pour tous.

Le développement des Technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’école est une volonté explicitement formulée par la Commission Européenne.

L’enseignement supérieur, quant à lui, est soumis au processus dit de Bologne (1998). Le système Licence-Mastère-Doctorat (LMD) traduit la mise en œuvre en France de ce processus, visant à harmoniser l’enseignement supérieur.

D’autres constatations, qui ne sont pas mises en avant par les textes officiels, sont aussi observables :

 La dualisation sociale va croissant, comme le montre l’étude PISA, initiée par l’OCDE. Depuis plus de 10 ans la fracture sociale s’aggrave dans tous les systèmes éducatifs européens. La détermination sociale plus forte dans les résultats des élèves sonne le glas de la relative époque de démocratisation de l’enseignement. On avance l’âge de la première sélection, en France en particulier.

 L’austérité marque les dépenses éducatives, en réduction ou stagnation.

 La publicité, le sponsoring se développent à l’école, de même que la marchandisation, conséquence de la politique de privatisation découlant de l’AGCS-OMC ("educative business").

L’ensemble des tendances constatées concourt à cette marchandisation de l’école :

• utilisation de l’école pour stimuler les marchés,

• adaptation de l’école aux attentes des marchés,

• transformation de l’enseignement en nouveau marché.

L’ère de la post-massification
On peut distinguer 5 grandes périodes dans l’histoire contemporaine de l’enseignement (avant la 1re révolution industrielle, les établissements scolaires remplissaient essentiellement un rôle de reproduction des élites : savoirs et culture permettent aux enfants issus de ces couches sociales de s’identifier à leur classe d’origine).

1) De 1789 jusqu’au milieu du XIXème, l’école primaire, du peuple, constitue un nouveau moyen de socialisation. Les anciens cadres volent en éclats suite à l’industrialisation et à la poussée de l’urbanisme ; le système maître-apprenti hérité du Moyen-Age est peu à peu démantelé. De même, la socialisation de l’enfant qui était réalisée en famille à la campagne n’est plus assurée. En Belgique, le roi Léopold Ier dit de l’instruction, en 1841 : "C’est une question d’ordre social"et le député libéral Funk, en 1870 : "L ‘homme sans instruction se rapproche de la brute et devient par conséquent un danger pour l’ordre public." En France, pour V. Hugo, "ouvrir une école, c’est fermer une prison".

2) Au milieu du XIXème, plus précisément en 1870 en France, au lendemain de la Commune, la bourgeoisie voit avec crainte s’organiser le prolétariat auquel elle a donné naissance. La nouvelle mission de l’école est idéologique : assurer la société d’un minimum de cohésion politique. Permettre, par là même, d’assurer aux meilleurs éléments la promotion sociale qui les fera participer au soutien des valeurs inculquées. Jules Ferry fonde l’école républicaine en réaction contre "l’éducation prolétarienne" dont la Commune de Paris a fait percevoir les dangers. L’école devient un appareil idéologique d’Etat. Ceci explique, entre autres, le succès de l’idéologie revancharde lors de la 1re guerre mondiale ainsi que la relative cohésion nationale à ce moment-là.

3) Au XXème siècle, à l’ère de la promotion sociale, les progrès des industries mécanique et chimique, la croissance des administrations publiques et des emplois commerciauxcréent une demande de main d’œuvre qualifiée. Le système éducatif s’ouvre à des sections "modernes", techniques ou professionnelles. On commence à insister sur le rôle économique de l’enseignement. L’école entreprend aussi un nouveau rôle de sélection : les résultats en fin d’étude primaire déterminent la suite ultérieure des études.

4) A partir de 1950, le boom économique s’accompagne d’une croissance forte et durable, d’innovations technologiques lourdes(électrification, infrastructures, nucléaire, téléphonie, pétrochimie …). L’élévation générale du niveau d’instruction des travailleurs et des consommateursest nécessaire. On assiste à une massification de l’enseignement secondaire jusque dans les années 80, et, dans une moindre mesure, de l’enseignement supérieur, tout cela aux frais de l’Etat qui a les moyens : les recettes fiscales croissent parallèlement. Tout au long des "trente glorieuses", la durée de la scolarité et les taux d’accès à l’enseignement supérieur connaissent une élévation continue. On parle de "démocratisation", mais il s’agit bien plutôt de massification. Les enfants vont, en masse, au collège ; le tri s’effectue alors pendant l’enseignement secondaire. Etrangement, la sélection s’avère être toujours une sélection sociale : meilleures filières, études supérieures les plus valorisantes.

5) Au milieu des années 1970, la crise économique internationale provoque une rupture. Il ne d’agit pas d’une crise conjoncturelle mais une crise structurelle dans l’évolution du capitalisme. C’est l’heure de la "marchandisation" de l’enseignement et de sa mise en conformité avec la domination globale et mondiale des marchés sur tous les aspects de la vie humaine. Par ailleurs, l’école joue toujours un rôle de socialisation (d’une nécessité criante aujourd’hui) et remplit toujours une fonction idéologique : mettre en conformité les jeunes générations avec le système économique en place. Lors de la 11e conférence de l’European Association for International Education, à Maastricht, le 3 décembre 1999, des experts ont souligné que les pays industrialisés sont "entrés dans une phase de post-massification" et que "l’extraordinaire explosion du nombre d’étudiants des trente dernières années touche à sa fin" (2).

L’école au service de l’économie
A partir de la rupture des années 70, de nouveaux discours reflètent la prise de conscience d’une situation de crise économique larvée. La surcapacité de production induit une tendance à la baisse des taux de profit. On observe alors la dualisation croissante de la société. La rénovation technologique constitue le moteur de ce changement. Depuis 1980, le taux de faillites des entreprises est plus élevé qu’en 1930 ; il augmente d’année en année. Les capitaux sont retirés et réinvestis. Les innovations technologiques provoquent la crise qui, elle-même, engendre des innovations technologiques.

En 1989, le lobby patronal européen ERT fait un rapport (3) sur la nécessité de réformer les politiques éducatives. Le texte rappelle "l’importance stratégique de l’éducation pour la compétition européenne", regrette "l’inadéquation et l’archaïsme" des systèmes éducatifs européens, affirme que "l’offre de qualification ne correspond pas à la demande" et stigmatise une Europe qui "autorise et même encourage ses jeunes à prendre le temps de poursuivre des études « intéressantes » sans relation avec le marché du travail". Par ailleurs, l’ERT conclut : "le développement technique et industriel des entreprises européennes exige une rénovation accélérée des systèmes d’enseignement afin que ceux-ci puissent suivre le rythme d’un environnement en perpétuel changement".

Avant ces années-là le discours était quantitatif. Après, il devient qualitatif : on s’intéresse à ce que l’on fait dans l’école… La priorité : l’instrumentalisation des sujets éducatifs au service de la compétitivité des entreprises. Ce discours présente une force nouvelle.

En 1990, les Accords de Maastricht créent la DGXXII : Direction Générale à la formation et à la jeunesse. De nombreux rapports sont produits sur l’orientation à donner à la réforme des sujets éducatifs. Edith Cresson, présidente de la DG, présente à Bruxelles, le 29 novembre 1995, son livre blanc sur l’éducation et la formation : "les pays européens n’ont plus le choix. Pour maintenir leur place, continuer d’être une référence dans le monde, ils doivent compléter les progrès réalisés dans l’intégration économique par un investissement dans le savoir et la compétence". Elle prône "l’autonomie" des écoles et le "rapprochement entre l’école et l’entreprise"….

Dès 1995, les applications sont mises en œuvre. A partir de 2000, elles revêtent un caractère plus contraignant. En effet, si la Commission européenne n’a pas de pouvoir contraignant et doit solliciter l’accord des ministres européens de l’éducation, elle dépasse néanmoins ses pouvoirs et se présente alors comme un super-ministère ; elle met en place des mécanismes de contrôle de cette mise en œuvre des recommandations européennes.

Lisbonne 2000 : "L’objectif central de la réforme des systèmes éducatifs est d’aider l’Europe à devenir l’économie de la connaissance la plus compétente et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable". La mission de l’école est d’être un soutien à l’économie, et non plus un outil de socialisation et de formation de l’esprit critique.

Marie-Madeleine DUBORD

(1) Nico Hirtt est membre fondateur de l’Appel Pour une École Démocratique (APED) ; plus d’informations sur www.ecoledemocratique.org.

(2) Chantal Kaufmann, l’Enseignement supérieur en Europe, Etat des lieux , Colloque L’Université dans la tourmente , Bruxelles, 25/02/2000, citée dans Nico Hirtt, L’école prostituée , éditions Labor/espace de libertés, 2001, p. 68.

(3) Education et Compétences en Europe , ERT, 1989 ; l’European Round Table (ERT), table ronde européenne des industriels, regroupe 55 représentants de l’industrie de pointe européenne et siège à Bruxelles, à côté de l’International Press Center (IPC)
 

http://www.emancipation.fr/emancipa/spip.php?article280

 


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