QUAND ENERGIE JEUNEs TROUVE UN REMEDE A L’ECHEC SCOLAIRE

mercredi 29 novembre 2017
par  sudeducationalsace
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SUD Éducation Alsace publie ici le témoignage d’un collègue enseignant dans un collège de Strasbourg confronté à l’association Énergie Jeunes, l’une de ces associations miracles qui prétend régler tous les problèmes d’éducation par le pouvoir de la parole... managériale.

« Association reconnue d’Utilité publique, titulaire d’un agrément national délivré par le Ministère de l’Education nationale, Energie Jeunes a pour mission de développer la persévérance scolaire chez les collégiens, dans les quartiers peu favorisés.
Grâce à ses volontaires et au soutien de ses partenaires publics et privés, Energie Jeunes forme bénévolement des dizaines de milliers de collégiens chaque année, dans les salles de cours, avec la participation des professeurs, grâce à des programmes pédagogiques adaptés à chaque niveau de classe. »

Voilà les termes avec lesquels l’association Energie Jeunes se présente sur son site internet [1].

Au mot près, les mêmes que ceux qui ont été utilisés par l’un des « volontaires » de l’association venu nous présenter le projet, dans notre collège d’éducation prioritaire de Strasbourg. Trente minutes de monologue, au cours duquel il prend de multiples pincettes pour nous assurer qu’en aucun cas la démarche ne consiste à se substituer à notre enseignement, mais plutôt à apporter un renfort à nos missions, en présentant « autrement » aux élèves le discours qu’on leur tient déjà.

Autrement, cela veut dire par le visionnage de courtes vidéos suivi d’échanges entre les élèves d’une part, et deux intervenants d’autre part, l’un issu du monde de l’entreprise, l’autre issu du monde étudiant. L’outil utilisé dans le dialogue est un panel de petits cartons de différentes couleurs que l’élève choisira selon la réponse voulue. L’enseignant est présent, il assure « la discipline ».

Le discours, quel est-il ? La réponse reste vague. On apprend que les 6e s’engageront à changer leurs habitudes et que les 3e pourront découvrir le monde de l’entreprise. Des « passeports » circulent, un pour chaque niveau, dans lesquels les élèves formaliseront leur engagement, en suivant l’exemple d’un parcours de vie particulièrement méritant.

Le tout prendrait 12 heures de la scolarité de l’élève, à raison de 3 heures par niveau. Les résultats seraient très encourageants : à force de volonté, les élèves progressent.
La réunion se termine rapidement, la plupart des collègues sortent dubitatifs.

L’échec scolaire, une question de « développement personnel »

Un petit tour sur le site internet de l’association permet d’y voir plus clair.
La page « à propos » présente son objectif pédagogique : « Former à l’autodiscipline ». On nous y apprend que « l’échec scolaire résulte le plus souvent d’un cercle vicieux dans lequel se mêlent un manque de travail, de mauvais résultats, la perte de l’estime de soi et le découragement. Sa meilleure prévention est la régularité dans l’effort. Cela suppose l’engagement, c’est-à-dire l’implication personnelle dans l’action, ainsi que l’autodiscipline, qui se définit comme la capacité à renoncer à des plaisirs immédiats au profit de bénéfices à plus long terme. L’autodiscipline est la « compétence reine », celle qui permet d’acquérir toutes les autres.  [2] »

Le site présente les « nouveaux programmes pédagogiques ». Je pense immédiatement aux programmes officiels de la rentrée 2016, mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de vidéos, à l’appui desquelles les volontaires de l’association interviennent. Il y en a plusieurs dizaines. Je clique au hasard.
Sur fond d’images tournées aux États-Unis, une vidéo destinée aux élèves de 6e affirme qu’un élève qui fait son lit le matin apprend davantage en classe toute la journée. C’est pourquoi en se couchant tôt, en rangeant ses affaires et en partant à l’heure à l’école, on met de grandes chances de son côté pour réussir au collège [3]. Ma première réaction est de rire en m’imaginant mes élèves (défavorisés, certes, mais pas stupides) découvrir la vidéo.

Chez les 5e, on nous relate un parcours de vie exceptionnel : un petit garçon d’une famille très pauvre est confronté au suicide de son père puis à la mort de sa petite sœur. Après un passage dans un orphelinat, il retourne vivre avec sa mère alcoolique dans une cabane à l’orée de la forêt. Il vit dans la violence et le froid, il mange des pissenlits et des écureuils, et marche plusieurs kilomètres à travers la forêt, parfois de nuit, pour aller à l’école. Reportage du JT de 20H à l’appui, on nous montre comment il s’en est finalement sorti à force de persévérance : il quitte l’école, devient balayeur, travaille le jour et apprend la nuit… et préside aujourd’hui une société qui développe un médicament contre le cancer [4].

Je me dis que le JT de 20 H est le bienvenu pour appuyer une histoire aussi incroyable. A défaut d’autre chose, la vidéo pourrait servir d’appui à une étude critique sur la place des médias en France.

Je prends mon courage à deux mains pour oser un troisième et dernier clic sur une vidéo à destination des élèves de 3e. On y expose les résultats des recherches d’un « professeur à la célèbre université de Stanford » qui donne des clés pour développer sa volonté. La recette est simple : quand on se met au travail, il faut se tenir droit, poser les pieds bien à plat sur le sol, et (le plus important) « adopter un regard d’acier ». On met ainsi « sa volonté sur ON ». Le cours est comparé à une compétition sportive : il faut « entrer dans le match » dès que la leçon commence [5] .

Recette miracle pour sauver l’école

Le rire a laissé place à la consternation : comment l’intervenant que nous avons rencontré peut-il croire qu’il va présenter aux élèves un discours « qu’on leur tient déjà » ? Je n’ai jamais comparé mon cours à une compétition, ni pensé, encore moins affirmé à mes élèves que l’échec scolaire était dû avant tout à un défaut de volonté. Cet homme n’a-t-il pas compris le rôle que joue l’enseignant, jour après jour, dans la progression d’un élève qui, pour des raisons très diverses et qui vont bien au-delà de la question de la bonne volonté, ne comprend peut-être tout simplement pas ce qu’on lui raconte ? Ne sait-il pas que ce rôle ne s’improvise pas au sein d’une pseudo-association, mais s’exerce au sein dans le cadre d’un métier ? N’a-t-il jamais non plus entendu parler de discrimination, ou de déterminisme social ? Ignore-t-il enfin tout simplement l’importance centrale de que l’on appelle tout simplement les « conditions de travail », celles des élèves ET des enseignants, qui sont presque toujours catastrophiques, quand on doit enseigner et apprendre à trente et plus dans une salle de classe (soit dit en passant, une conséquence de la politique de réductions des coûts prônée par « le monde » dont est issu cet intervenant – celui de l’entreprise) ?

Le rapport annuel 2016-2017 indique qu’Energie Jeunes est intervenue dans 350 établissements scolaires, dans 18 académies. L’association est soutenue par de nombreuses entreprises partenaires dont SEB, L’Oréal, Nestlé, EDF, Orange… (qui investissent sûrement dans l’association par pure philanthropie) jusqu’à notre ancienne Ministre de l’Éducation nationale, qui affirmait en octobre 2014 à propos d’Energie Jeunes : Vous mettez en œuvre ce très beau proverbe africain qui dit : « il faut tout un village pour élever un enfant » [6].

Personnellement, je me passerai très bien de l’aide d’Energie Jeune pour éduquer mes élèves.


[2Le site indique qu’il « s’agit d’une expression de Roy Baumeister, Professeur émérite et Directeur de l’Institut de Psychologie sociale de la Florida State University ».

[3« Les trois habitudes gagnantes »

[4« Rien n’est joué d’avance »

[5« Comment développer sa volonté »

[6Convention Energie Jeunes, 2 octobre 2014, Paris.


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